Les habitations d'Islam Latinski sont alignées le long de la route principale et rejoignent celles d'Islam Grčki. Avant la dernière guerre, Islam Grčki comptait environ 1 100 habitants et Islam Latinski environ 950. Contrairement à la plupart des régions qui forment ce qu'on appelait avant « la Krajina », arides et économiquement peu attractives, les villages sont situés dans la vallée fertile de Ravni Kotari. Avant la guerre, les deux villages étaient relativement prospères, grâce à leur sol riche, à la présence de soleil et d'eau (il y a beaucoup de sources dans les alentours), et grâce aux excellentes conditions de la production agricole et à la proximité de marchés pour vendre les récoltes (les villes de la Côte Adriatique et les hôtels).
Souvent les régions frontalières se distinguent des autres et se développent de manière particulière ; ce qui n'est pas sans influencer le caractère des habitants et sans créer de la diversité culturelle. En raison de l'importance de ces régions frontalières pour la sécurité de chaque pays, on peut constater au cours de l'histoire que les états fournissent de gros efforts matériels et font preuve de créativité dans ces régions. C'est surtout vrai dans les périodes difficiles, comme l'Europe en a souvent connues dans son histoire tumultueuse. De nombreux châteaux magnifiques, des résidences et des églises fortifiées, ornent les côtes de l'Angleterre et de l'Europe continentale, ainsi que la frontière entre la France et l'Allemagne, des parties de la Pologne, de la République Tchèque etc. Ce sont là des témoignages de cette manière de vivre haletante et immanquablement originales dans ces régions-frontières incertaines et dangereuses. La région frontalière entre les deux grandes puissances du 17ème siècle en Europe, à savoir la République de Venise et l'Empire Ottoman, ne fait pas exception. En plus d’avoir toutes les caractéristiques que nous venons de citer, cette région avait la particularité suivante : ce n’était pas seulement la frontière entre deux nations ou états différents ; c’était aussi la ligne, à la fois de division et de contact, entre deux grandes civilisations – la Chrétienté européenne et l’Islam ottoman. Le toponyme Islam Grčki – Islam Latinski est le témoignage unique et symbolique de la rencontre et du mélange entre ces deux mondes si différents. Le toponyme est composé de trois noms se rapportant à trois religions : musulmane (Islam), chrétienne orthodoxe (Grčki, qui signifie Grec), et catholique romaine (Latinski, qui signifie Latin).
Depuis quatre siècles au moins, les villages jumeaux d’Islam Grčki et Islam Latinski étaient peuplés de catholiques romains et d’orthodoxes serbes. Dans cette région, ces populations d’origines ethniques et de religions différentes ont vécu ensemble, côte à côte, se mariant souvent entre eux, et partageant les épreuves et un sort commun, celui de vivre au carrefour de deux civilisations. Même pendant la Seconde guerre mondiale, les habitants de la région se sont entraidés, alors que la plupart du reste de la Croatie et des Balkans sombrait dans des luttes intestines et les atrocités. Les villageois d’Islam Latinski et Islam Grčki partageaient les mêmes intérêts économiques vitaux et s’associaient pour y répondre. On peut citer plusieurs exemples de travaux réalisés en commun : ils ont construit ensemble une école élémentaire, ont goudronnée leur route principale, ont établi des lignes électriques et alimenté leurs villages en eau courante, etc. (l’installation des lignes de téléphone fut interrompue par la guerre) L’école primaire était installée à Islam Grčki mais recevait les enfants des deux villages. Les élèves ne partageaient pas seulement les bancs de l’école et les activités scolaires, mais aussi des amitiés et des destinés… Ils jouaient ensemble sur les terrains de sports de l’école, dansaient au Club pour la jeunesse, attenant à l’école, tous les samedis soirs. Beaucoup d’enseignants étaient des locaux, d’origine croate ou serbe. Naturellement, il y eut beaucoup de mariages mixtes dans les villages d’Islam Grčki et Islam Latinski. Enfin, un autre lien fort qui réunissait les villages interethniques était sans conteste le château Janković, situé à équidistance d’Islam Grčki et Islam Latinski, faisant la fierté des habitants, et témoignant d’un patrimoine commun.
Pendant la dernière guerre, les deux villages se sont retrouvés juste sur la ligne de front entre les rebelles de Krajina et l’armée croate, et ont par conséquent énormément souffert de cette situation. Pendant presque quatre ans, la population a vu se battre les deux armées et fut exposée à toutes les souffrances de la guerre. Les villages furent partiellement démolis. Alors que la plupart des Croates sont revenus après la guerre, les villageois d’origine serbe sont aujourd’hui toujours en exil. Une partie de la population a fui en Bosnie-Herzégovine, en Serbie ou dans d’autres régions des Balkans, tandis que d’autres se sont dispersés dans toute la Croatie, chez des parents et amis, survivant grâce à des emplois précaires.